CHAPITRE V
— Deux jours, dit Hart. Combien de temps vais-je tenir le coup, muré dans ma chambre comme un gamin désobéissant ?
— Pour commencer, tu n'es pas dans ta chambre, mais dans la mienne, dit Corin en grattant le ventre de Kiri. Et je pense que l'idée générale était de te considérer comme un gamin désobéissant.
— Assez, c'est assez, dit Hart, irrité. Je pense qu'il nous a oubliés. Il ne peut pas vouloir que nous restions des jours et des nuits dans nos appartements !
— Oh, si, il le peut. Je ne vois pas de solution.
Hart sourit.
— Mais moi, j'en vois une ! Il est temps que je trouve un jeu, avant de perdre mon habileté.
— Je croyais que tu n'avais plus d'argent.
— Il y a toujours les vingt-cinq couronnes que tu me dois.
Corin grimaça.
— Tu remets ça sur le tapis... Tiens, là, dans le cornet qui est sur cette table... Je pense qu'il contient au moins vingt-cinq couronnes.
Hart alla soupeser le cornet. Il y avait bien plus que vingt-cinq couronnes. Il prit son dû et le rangea dans une bourse en cuir attachée à sa ceinture.
— Que les dieux soient remerciés de m'avoir donné un rujholli économe.
— Pas plus économe que n'importe qui, dit Corin. C'est juste que j'évite les jeux que tu affectionnes.
— Ma foi... Allons-nous en chercher un, quelque part ?
— Tu es sérieux ? demanda Corin. Notre jehan nous l'a expressément interdit.
— Oui.
— Et cela ne te trouble pas ?
— Si, mais pas au point de m'empêcher d'agir. Comment l'apprendrait-il, rujho ? Nous partirons comme des voleurs et reviendrons de même, un peu plus riches.
— Et Brennan ?
— Je le lui ai demandé. Il a dit qu'il nous laissait à nos frasques.
— « Nos » frasques. Etait-il si sûr que je te suivrais ?
— Tout à fait sûr.
— ku'reshtin, dit Corin machinalement. Ma foi, il avait raison. Où allons-nous, rujho ?
— Dans une autre partie de la cité, pour brouiller les pistes. J'ai pensé que nous pourrions essayer le quartier du Midden.
— Le Midden ? C'est un repaire de voleurs, de coupe-jarrets et d'assassins. C'est dangereux.
— Oui, sourit Hart en caressant son poignard.
Corin grimaça, puis sourit aussi.
— Laisse-moi d'abord me changer, rujho. Si je dois aller dans le Midden, j'irai en tant que Cheysuli. Tu as l'intention d'emmener Rael ?
— Bien sûr. En ce moment, il est perché sur le mur d'enceinte, attendant notre arrivée.
Corin regarda Kiri.
— Kiri dit que nous sommes des idiots, mais qu'elle viendra, ne serait-ce que pour me protéger de moi-même.
— Rael m'a dit à peu près la même chose, avoua Hart. Dépêche-toi, rujho. J'ai besoin d'un jeu !
Hart et Corin se glissèrent dans un escalier en colimaçon situé à l'arrière d'Homana-Mujhar, et surtout utilisé par les serviteurs.
Cela aurait pu marcher. Mais une silhouette se dressa devant eux.
— Je savais que vous passeriez par là, dit Brennan.
— Tu es là pour nous arrêter ? demanda Hart. Rujho...
— Non, dit Brennan. J'en serais incapable ; nous sommes de force égale, toi et moi. Je crois que la voie est libre.
— Tu viens avec nous ?
— Lir ou pas, je préfère être là pour vous surveiller.
— Et si notre jehan nous attrape ?
— Il nous fera sans doute exécuter, dit Brennan d'un ton léger. Bien. Où allons-nous ?
— Le Midden, dit Corin. Une idée de Hart.
— Tu es encore plus fou que je ne pensais, marmonna Brennan.
— J'ai besoin de jouer, répondit son frère en ouvrant la marche.
Ils allèrent à cheval jusqu'à la lisière du Midden et laissèrent leurs montures dans une écurie. Sleeta marchait silencieusement à côté de Brennan ; Rael était une ombre au-dessus de leurs têtes ; la délicate Kiri trottinait derrière eux.
Dans cette partie de la ville, la nuit, personne ne parlait ; chacun passait en silence, occupé à ses propres affaires. Les rues sentaient la bière éventée, l'urine et les corps mal lavés.
Les bâtiments de bois étaient serrés les uns contre les autres. A part une chandelle qui brillait çà et là, l'obscurité était totale.
— Vers où ? demanda Corin.
— N'importe quelle taverne, dit Hart. Je n'en connais pas une en particulier.
— Impeccable planification, grommela Brennan. Notre jehan serait fier de nous.
— Nous aurions peut-être dû emmener Keely à ta place, répliqua Hart. Elle est plus audacieuse que toi !
— Laisse Keely en dehors de ça, grogna Corin.
— Voilà une taverne, annonça Hart. L'Auge du Cochon.
— Je la vois, et je la sens, dit Brennan, dégoûté. Je ne vais pas faire entrer Sleeta là-dedans !
— Laisse-la dehors avec Rael et Kiri. Ils ne seront pas loin si nous avons besoin d'eux.
— Allons-y, dit Hart impatiemment.
— Attends, rujho. Une chose doit être claire avant que nous entrions. Dans ce genre d'endroit, si nous sortons nos poignards, nous risquons de nous faire couper la gorge.
— Nous sommes cheysulis ! s'écria Corin.
— Ici, nul ne sera impressionné par notre race ni par notre rang, répondit Brennan.
— J'ai l'intention de montrer mon or, rujho, pas mon acier, dit Hart. Tout ce que je veux, c'est un bon jeu.
Il n'attendit pas la réponse et poussa la porte de la taverne. Elle se coinça sur une plaque de saleté. Hart poussa plus fort et la porte céda d'un coup, allant cogner contre le mur. Tous, dans la salle, tournèrent les yeux vers les nouveaux arrivants.
L'Auge du Cochon ne ressemblait en rien au Lion rampant, ni à aucune taverne où les princes avaient mis les pieds. Quelques lampes à huile puant le rance pendaient aux branches de l'arbre-poteau. La lumière était chiche, éclairant à peine le sol jonché de débris. Une épaisse fumée tourbillonnait dans l'air. La salle empestait la sueur et la bière bon marché. Les regards tournés vers eux ne cachaient pas leur hostilité.
Hart indiqua une table libre, près de la porte. Elle était tachée de vin et de saletés diverses, et entaillée par des armes et des éperons. Hart y traîna un banc et s'assit. Ses doigts bougèrent comme s'il avait hâte de manipuler les dés.
Brennan et Corin le suivirent un instant plus tard.
Quand le tavernier vint à leur table, le silence régnait toujours dans l’établissement.
L'homme n'était pas grand, mais large comme une armoire. Il n'avait pas beaucoup de graisse sur le corps, à part son ventre, qui tendait son pantalon et sa tunique de toile grossière.
— Vous êtes loin de votre citadelle, dit-il.
— Un homme qui cherche un bon jeu ira aussi loin qu'il le faut, dit Hart. Pouvez-vous nous en proposer un ?
L'homme leur jeta un regard perçant.
— Ma foi, ça se pourrait. Avez-vous de l'or à offrir en échange ?
— Je pense bien, dit Hart qui n'avait pas manqué de remarquer que l'homme avait observé de près leurs bracelets-lir. Alors, ce jeu ?
— A une condition, dit le tavernier. Je ne veux pas de vos animaux, ici.
Brennan leva les yeux vers l'homme.
— Ce ne sont pas des animaux, mais des lirs.
— Peu importe. Je ne veux pas de ces choses de l'Autre Monde dans mon établissement.
— Peut-être ne devriez-vous pas nous accepter non plus, dit Brennan en se levant.
Corin regarda son frère.
— Rujho...
Hart ne dit rien. Le tavernier rit.
— Je vois que le démon du jeu touche même les Cheysulis. ( Il se tourna vers un autre homme. ) Baram, ce Cheysuli a envie de jouer.
— Hart, dit Brennan.
— Pars, ou reste. Moi, je reste.
Brennan regarda l'homme traverser la salle.
— Hart, non. Cet endroit pue le meurtre.
— Il n'est pas si facile d'assassiner un Cheysuli.
Corin se rassit. Brennan jura entre ses dents et fit de même. Il avait déjà vu son jumeau dans cet état. Il valait mieux le laisser jouer seul contre un ou plusieurs adversaires. Il n'avait aucune patience pour les amateurs.
— Trois contre un ? demanda Baram.
— Un contre un, dit Hart.
Le tavernier posa le cornet devant eux. Il contenait des dés jaunis par l'âge et un usage intensif.
— Chacun de nous jette les dés trois fois de suite. Le compte le plus élevé gagne. C'est simple.
— Ça me va. A toi.
Ils jouèrent un moment. Leurs pertes et leurs gains s'équilibraient à peu près.
— Ça n'est pas bien intéressant, dit Hart. Quitte ou double ?
— D'accord. A toi.
La pile de pièces d'or de Hart se retrouva bientôt devant son adversaire.
— Encore, dit-il.
— Tu n'as plus d'or, métamorphe. Je ne joue pas dans ces conditions.
— Il me reste cela.
Hart montra son petit doigt de la main droite.
— Non, dit Brennan.
— D'accord, dit Baram.
Hart lança les dés et perdit sa bague.
— Je ne te laisserai pas payer avec ça, dit Brennan. ( Il s'adressa à l'homme. ) J'ai de l'or dans ma bourse, assez pour te dédommager.
— Non, dit l'homme. Si tu ne peux pas me donner ta bague, je prendrai cet or en échange.
Il montra les bracelets-lir.
— Ils n'ont jamais fait partie du pari, dit Hart. Brennan ôta sa bourse de sa ceinture et la jeta à Baram.
Celui-ci l'attrapa au vol et la cacha promptement dans ses vêtements.
— Tu me dois toujours ces bracelets, dit-il. Nous sommes assez nombreux pour nous assurer que tu paieras ta dette.
— Essaie, dit Hart.
Avant que ses frères n'aient eu le temps de réagir, il renversa la table. Corin roula à terre et tira son poignard. Il vit du coin de l'œil que Brennan avait fait de même.
Sleeta ! appela Brennan mentalement.
Le rugissement d'une panthère furieuse retentit hors de la taverne.
— Tuez-les avant qu'ils n'aient le temps de se métamorphoser ! cria le tavernier.
Brennan fut jeté à terre par plusieurs hommes. Un d'eux essaya de le poignarder, entamant sa chair. Il s'isola volontairement de la douleur, et se concentra sur la métamorphose...
Corin renversa son agresseur et lui enfonça son couteau dans le ventre. L'Homanan hurla, se débattit puis s'immobilisa.
Hart se pencha, haletant sous la douleur de ses côtes à présent doublement meurtries.
— Brennan, Corin, sortez ! cria-t-il.
Il subit un nouvel assaut, mais se débarrassa de l'homme d'un coup de coude dans le visage.
Le hurlement de rage qu'il poussa se transforma en un cri perçant, celui d'un faucon passant à l'attaque.
Un instant plus tard, le feulement d'une panthère retentit. Brennan devint une réplique de son lir, à la fourrure rousse au lieu de noire, mais tout aussi dangereux.
Corin comprit que son frère était allé trop loin.
Brennan, tu es trop près de la limite, de la folie ! Non, pas toi !
Corin se rua vers la porte et sortit, appelant Kiri à travers leur lien mental.
Kiri, dis aux lirs de les faire cesser. Sinon, cette taverne verra notre fin...
La renarde comprit aussitôt et transmit le message à Sleeta et à Rael. Corin se rendit compte que la taverne était en flammes, l'incendie ayant sans doute été allumé par les chandelles renversées. Pourtant ses frères n'avaient pas le bon sens de sortir.
Le toit commença à s'effondrer. Hart apparut, titubant.
— Corin... Brennan est-il sorti ?
— Non. Dieux, Hart, tout ça est ta faute !
Rael sortit, puis Sleeta, seule.
Corin attrapa le bras de Hart pour l'empêcher d'entrer dans la bâtisse en flammes.
— Non, rujho !
Brennan en émergea à son tour sous sa forme humaine.
— Ils sont tous morts, ou en train de mourir, haleta-t-il.
— Toute la rue est en flammes, ajouta Hart.
— Inutile d'imiter nos adversaires, dit Corin. Nous sommes intacts, et nos lirs aussi. Partons !
Brennan jeta un regard en arrière.
— De toute façon, ils nous auraient tués...
Hart essaya de rire et n'y parvint pas.
— Cela justifie leur fin à tes yeux ? Ma foi, pourquoi pas... Ne t'inquiète pas, personne ne les regrettera.
— Arrêtez de jacasser, vous deux, ou nous risquerons encore de nous faire tuer ! Filons d'ici.
Ils partirent sans demander leur reste, suivis par leurs lirs.